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Politique industrielle Vs neutralité de l’Etat. Quel « ascenseur » pour le développement de l’Afrique ?


Rédigé par leral.net le Mardi 1 Juillet 2025 à 00:52 | | 0 commentaire(s)|

Le rôle de l’État dans le processus de développement a toujours été un sujet de controverse. Si l’expérience des pays asiatiques a montré qu’un État stratège et développementaliste peut contribuer à enclencher et accélérer le processus de développement, l’État peut également constituer un obstacle radical au développement.
Politique industrielle Vs neutralité de l’Etat. Quel « ascenseur » pour le développement de l’Afrique ?
La politique industrielle est une doctrine selon laquelle l’État peut et doit identifier les secteurs moteurs de l’économie et les appuyer en vue de trouver un raccourci vers le développement (ce que les économistes appellent leap frogging). La politique industrielle s’oppose ainsi au consensus de Washington qui postule que l’État doit être neutre et s’abstenir de tout parti pris dans le libre jeu de la concurrence. Alors que la politique industrielle a connu beaucoup de succès dans les pays émergents d’Asie, elle n’a jamais vraiment réussi à faire émerger des champions nationaux en Afrique. Une meilleure identification des secteurs dits « moteurs », couplée à une meilleure définition des incitations visant à les stimuler devrait permettre au continent d’enfin amorcer un processus d’émergence.
 
La politique industrielle : un sujet controversé

Depuis le début des années 70, la référence au phénomène du leap frogging  («ascenseur du développement »), correspondant à la trajectoire d’émergence des nouveaux pays émergents d’Asie, est devenue récurrente dans le débat public sur le développement. Le modèle le plus cité est, sans conteste, celui de la Chine qui a pu doubler en moins de 10 ans son PIB par tête, là où il a fallu une période plus longue aux pays occidentaux pour y arriver. Mais la Chine n’a fait que répliquer, en l’adaptant à son propre contexte, une stratégie déjà conçue et appliquée par d'autres pays, comme la Corée, Taiwan, Hong-Kong et Singapour, des années auparavant. En se basant sur un modèle de planification économique inspiré par le Japon, ces pays se sont hissés dans le peloton de tête de l’économie mondiale, en une période record. Si dans les années 70, le modèle asiatique fut offert en exemple aux autres pays en développement, l’arrivée au pouvoir de Reagan et Thatcher, dans les années 80, a complètement changé la donne. Leurs gouvernements libéraux très orthodoxes voyaient, en effet, d’un très mauvais œil le fait de faire intervenir l’État dans l’économie, dont le fonctionnement ne doit souffrir d’aucune forme d’interférence gouvernementale. Ce qui fait que progressivement, la doctrine en cours dans les institutions internationales (FMI, Banque mondiale, etc.) a progressivement évolué, pour davantage insister sur une stricte neutralité de l’État entre les différents secteurs d’activité.

Par conséquent, la notion d’environnement des affaires assaini pour l’intégralité du secteur privé national, contrastant avec toute idée d’incitations ciblées visant des secteurs qualifiés de moteurs de l’économie, a été l’un des piliers du Consensus de Washington.
 
Regards croisés sur la politique industrielle en Afrique et en Asie

Si la politique industrielle a connu une réussite incontestable en Asie, il n’en est pas de même pour le continent africain, où il n’a fait qu’introduire davantage de distorsions dans l’économie nationale, sans vraiment réussir à bâtir un secteur privé fort et dynamique. En Afrique, la politique industrielle s’est souvent limitée à appliquer une protection inefficace au secteur de remplacement des importations, ce qui a eu comme effet pervers de plomber la croissance des secteurs d’exportation et de favoriser le développement de la contrebande à des niveaux insoupçonnés. Le Nigéria en offre une parfaite illustration. Malgré l’application du TEC de la CEDEAO, ce pays a continué de soumettre certains produits, comme le poulet, la bière et l’huile végétale, à des interdictions d’importations, tandis que d’autres produits font l’objet de tarifs douaniers prohibitifs ou de restrictions quantitatives variées, comme l’interdiction de recourir au marché de change interne pour financer ces importations. Une conséquence immédiate de ce système de protection aussi complexe qu’inefficace est le développement d’une économie souterraine entre le Nigéria, d’une part, et ses voisins, États-entrepôts du Bénin et du Togo, dont l’essentiel de l’économie est basé sur la contrebande avec le Nigéria.

En vue de booster la croissance et les exportations et créer des emplois, un instrument de politique industrielle qui a eu beaucoup de succès dans les pays en développement est la Zone économique spéciale (ZES). Aujourd’hui, même les estimations les plus prudentes, celles de l’OIT notamment, font état de plus de 66 millions de travailleurs évoluant dans environ 3500 ZES, dans plus de 130 pays. Et certaines estimations font état de 20% des exportations et 13% des importations totales des PVD, qui transitent par ces zones (Maurer and Degain WTO 2010).  

Le concept de ZES part du principe que les contraintes au développement de l’investissement privé sont nombreuses et variées : infrastructures de transport insuffisantes, faible accès à (et cherté de l’énergie), procédures fiscales et douanières complexes et onéreuses, régulations du travail pesantes et coûts du travail élevés, etc. Vouloir adresser toutes ces contraintes à l’échelle nationale, prendrait plus de temps que le faire à une échelle beaucoup plus réduite : l’échelle de la ZES.

La Chine est l’un des pays avec les performances les plus impressionnantes dans la mise en œuvre des ZES, ayant réussi à transformer en l’espace d’une génération, des villages traditionnels de pêcheurs (comme Shenzhen) en une imposante métropole industrielle. Les chinois ont, en outre, expérimenté plusieurs variétés de zones, allant de simples enclaves commerciales à des parcs industriels et technologiques plus sophistiqués. Les gammes d’incitations proposées sont assez audacieuses en comparaison avec ce qu’ont fait les autres pays. Par exemple, ils ont permis un rapatriement des profits sans entrave et le transfert de certaines prérogatives concernant l’administration fiscale aux autorités locales.
En revanche, si dans la plupart des pays africains l’environnement des affaires a été significativement amélioré dans les zones économiques spéciales, en comparaison avec l’environnement national, ces progrès n’ont pas été suffisants pour générer quelque effet que ce soit sur les exportations ou la croissance du PIB. Dans certains cas, il a même été observé que les ZES ont connu des performances moindres que l’environnement prévalant en dehors de zones. C’est notamment le cas de la Tanzanie, du Ghana ou du Lesotho, où certaines évaluations montrent que les procédures douanières étaient plus longues à l’intérieur qu’en dehors des ZES.
 
Le cas du Sénégal

Si le Sénégal a réussi à hisser son système politique et démocratique parmi les plus respectés au monde, ses performances économiques ont été historiquement faibles. Il est maintenant de notoriété publique que sa structure économique a été très proche de celle de la Corée à l’indépendance, et que quelques années après, la Corée a fait partie des pays les plus industrialisés au monde et est même devenue un des importants bailleurs du Sénégal. Ce qui semble moins connu, c’est que ces deux pays ont presque en même temps, utilisé des instruments de pilotage économique assez similaires, s’appuyant d’une part sur la promotion des activités de remplacement des importations, et d’autre part la création de ZES pour booster les exportations et soutenir la croissance.

La comparaison avec Maurice révèle un contraste encore plus dramatique. Les deux pays ont une géographie similaire, les rapprochant des principaux centres de consommation mondiale. Tous deux sont des pays démocratiques, avec un système électoral ouvert. Tous deux gèrent avec intelligence leur diversité ethnique. Les deux pays ont mis en place, presque en même temps un régime commercial de substitution aux importations et des zones économiques spéciales dans les années 70. Mais là s’arrête la comparaison. L’île Maurice, qui est arrivée à l’Indépendance seulement en 1968, a très vite compris que la stratégie d’import-substitution mise en place allait droit vers un blocage et s’est rapidement réorientée vers le modèle asiatique, en adaptant son dispositif de protection.

Ses ZES ont donné des incitations palpables aux entreprises qui s’y sont implantées, concernant la qualité et les coûts des services d’infrastructures, mais aussi la législation du travail et d’autres incitations douanières et fiscales. Plus important, le secteur privé national fut encouragé à entrer en joint-venture avec les investisseurs internationaux, pour booster les exportations, tandis qu’au Sénégal il était exclu d’accès aux zones franches industrielles, la plupart du temps. Enfin, les incitations promises aux entreprises agréées, en particulier celles fiscales, souvent prenaient du temps à se mettre en place, au Sénégal.

Par conséquent, alors qu’à Maurice le secteur manufacturier a connu une croissance fulgurante, au Sénégal il est, au plus, stagnant. En particulier, le textile et la confection mauriciens ont connu une pénétration significative du marché mondial. En revanche, ces deux secteurs ont pratiquement disparu du paysage entrepreneurial sénégalais, et les activités résiduelles qui y subsistent sont dans l’informel.

La vraie question à se poser est celle de savoir pourquoi avec les mêmes politiques des géants industriels ont été créés dans les pays émergents, alors qu’au Sénégal, l’impact est resté décevant. A mon avis, la capacité de l’administration à concevoir et mettre en place un système d’incitation efficace et à discipliner les acteurs privés, à travers un système de coercition ciblé et crédible, doit être questionnée.
Ahmadou ALY MBAYE
Professeur d’économie et de politiques publiques
Université Cheikh Anta Diop de Dakar
 



Source : https://www.lejecos.com/Politique-industrielle-Vs-...

La rédaction