Encore appelé fixé sous-verre, peinture sous-verre ou souweer (déformation langagière), le sous-verre s’imposait comme l’art le plus populaire et le mieux compris au Sénégal durant la première moitié du 20ème siècle. Ressuscité par des maîtres de l’art à la fin des années 1970, il se bat aujourd’hui contre l’oubli et les facteurs de la conjoncture.
Par Mamadou Oumar KAMARA
Il était une fois, le sous-verre. La simple évocation de cette locution suffit à remplir d’étoiles les yeux de ses contemporains nostalgiques. Adjaratou Sokhna Adjara Ndir, dont la coquetterie résiste encore bien aux rides, a la bile noire quand on l’interroge sur le sujet. «Le sous-verre, c’est surtout l’image des anciennes chambres. Une belle époque de grâce. Il donnait fière allure à notre environnement et, selon le nombre qu’on en avait ou la collection, on pouvait se targuer d’un certain prestige», se remémore la septuagénaire qui s’empresse de préciser que ça n’a pas à voir avec la richesse, mais plutôt avec le «goût», «une histoire de se mettre au diapason».
La vieille dame fait savoir que ce sont sa mère et sa grand-mère qui ont vraiment vécu avec l’âge d’or du «souweer». Mais, adolescente, elle en percevait tout le symbole. «Après nous avoir fait nettoyer leurs chambres, elles en profitaient pour nous relater diverses histoires ou nous entretenir de légendes sociales en lien avec les illustrations du sous-verre. C’était toujours enrichissant et nous adorions ces instants», revisite dans ses souvenirs l’ancienne secrétaire de direction, notable à Gueule-Tapée et originaire de Keuri Kaw Rufisque, qui voyait aussi le sous-verre dans beaucoup de demeures du voisinage.
Le «baay Fall» qui faisait découvrir la fameuse prière de Serigne Touba
Artiste-plasticien, Ibou Sène garde des souvenirs tout autant symboliques que cocasses du sous-verre. Le sexagénaire se souvient que quand il était enfant, un «baay Fall» venait dans son quartier avec des modèles de fixés. «Il en avait un de grand, qu’il couvrait avec un tissu blanc. Contre 25 francs, il entrait ta tête dans le voile et te faisait voir une illustration de Serigne Touba, priant sur la mer, un grand navire flottant à côté de lui et l’archange qui vient lui offrir une mosquée. C’était une véritable attraction et on fatiguait nos grands-mères pour avoir la pièce de monnaie», sourit de nostalgie le peintre et ancien receveur de La Poste, qui rigole encore de comment se pavanait la marmaille chanceuse de voir le «julli geej» (prière sur la mer) du Cheikh Ahmadou Bamba.
Le promoteur de la Galerie La Poste de Rufisque se rappelle aussi qu’il y avait le dessin avec des anges qui brisent le crâne d’une femme avec les cheveux en cascade et du sang giclant. Une illustration censée encourager les femmes à se voiler. Aujourd’hui encore, il a des fixés sous-verre signés Moussa Sakho et qui longent les escaliers de chez lui. Aminata Sarr, elle, habite l’île de Gorée, rue Bambara. Elle n’a que 28 ans et cohabite aussi avec le sous-verre. Mais elle ne s’y est jamais vraiment intéressée ni n’a cherché à savoir le nom de ces «affaires-là».
Sa grande sœur, Astou, et son mari les ont sur les murs de leurs appartements privés. Astou n’en perçoit elle aussi que le caractère décoratif. Pourtant, leur «collection» est bien charmante. On y voit des remakes des fixés «Le Couple» dans différentes couleurs et un autre de «Ada Ségou», des représentations d’oiseaux, un dessin de car rapide mosaïqué et grouillant de monde, entre autres planches. Ils ont même un sous-verre fixé sur l’ouverture d’un coffre en fer. Les œuvres sont signées Moussa Sakho, Momar Guèye et Kam. Selon Astou, ce sont ces derniers qui les ont données à son mari, sans préciser si ce sont des cadeaux ou des ventes.
Aminata Sarr confie qu’elle en a souvent vu chez les «Toubabs et les métis de Gorée», avant de reconnaître presque fatalement qu’eux, «les Noirs», s’occupent peu de ces objets «qui nous sont authentiques». Son remords trahit encore plus son ignorance. Elle partage la défaillance avec beaucoup de jeunes Sénégalais. La majorité des jeunes Dakarois n’ont de contact avec le sous-verre que les modèles qu’ils voient sur l’avenue Peytavin, à quelques mètres de l’immeuble Kébé. Le fait montre quelque peu la désuétude du sous-verre qui s’est invité au Sénégal il y a plus d’un siècle, mais s’y est imposé en art majeur jusqu’à épouser ses mœurs.
Il y a 120 ans, les pèlerins musulmans introduisaient le sous-verre au Sénégal
De retour de La Mecque, les néo Alaadji et Adjaratou ramenaient le sous-verre comme présents et souvenirs de voyage. Ils sonnaient ainsi le départ d’un art populaire.
D’après Serigne Ndiaye, maître du sous-verre, cet art s’est introduit au Sénégal au début du 20ème siècle, en 1900. «C’était les pèlerins sénégalais rentrant de La Mecque qui les ramenaient de la Tunisie notamment, comme cadeaux et souvenirs», enseigne S. Ndiaye, qui ajoute que les fixés sous-verres étaient marqués par des icônes et des illustrations religieuses. La peinture sous-verre s’est ensuite imposée comme un art essentiellement urbain.
«Car c’est dans les villes, constituées de baraquement et de bâtiments en dur, où l’on trouvait les salons et les chambres dont les murs recevaient les fixés sous-verres. Sinon dans les zones périphériques et rurales, les chambres étaient pareillement les salles de réception», raconte le doyen Serigne Ndiaye. En cela, la chambre comprenait un lit en fer forgé très ouvragé, couvert d’un drap blanc amidonné, à côté d’un bahut où étaient superposés tous les objets décoratifs : bibelots, carafes et mazagrans, dont la soupière reçue par la maîtresse et offerte en spectacle aux consœurs.
Le «souweer» dans l’argot
Bien sûr, les sous-verres étaient pour couronner l’originale enjolivure. «La chambre, bien décorée, était ainsi un lieu de formation et un forum pour les femmes. Et c’est en cela que cette pièce a valorisé la peinture sous-verre et l’a rendue très populaire dans les contrées», conclut Serigne Ndiaye. La pratique était essentiellement répandue à Kaolack qui concentrait déjà des maîtres de l’art tels que Gora Mbengue, Babacar Lô, Mor Guèye, etc. Les autres centres étaient Saint-Louis, Dakar, Tivaouane, Gorée, entre autres.
Anta Germaine Gaye relate que dans les zones éloignées, des colporteurs amenaient des séries de sous-verres, qu’ils mettaient dans des caisses en bois («bitik mbang») et racontait des histoires avec une grande part de mythes. En retour, on leur donnait de l’argent. «Le sous-verre était tellement ancré qu’il était adopté dans le langage populaire. Vous avez par exemple le Ceebu jën souweer ou l’expression «Maala souweer», pour dire à quelqu’un qu’on le prend en haute estime», renchérit Anta Germaine Gaye. Ces intrusions dans les intimités et l’imaginaire des populations ont imprimé le sous-verre dans les cœurs et les mœurs, d’autant plus qu’il narrait des histoires chères et familières aux Sénégalais.
Un moyen de propagande et d’éducation sociale
Au fur et à mesure de son adoption, le sous-verre est devenu un influenceur et un curseur de pratiques sociales.
Les premières illustrations du sous-verre étaient essentiellement portées sur le fait religieux. Pour les plus notoires, il y avait la représentation de la genèse avec Adam et Eve au paradis et Satan symbolisé par un serpent, le sacrifice d’Abraham, la bataille de Badr, l’Arche de Noé, la famille de Seydina Ali, etc. «C’était des sujets qui donnaient des informations sur l’islam et étaient très prisés chez les populations non instruites», marque Serigne Ndiaye. À ce propos, Anta Germaine Gaye rappelle la lettre circulaire du Gouverneur général William Ponty qui censurait la représentation religieuse par le sous-verre au Sénégal.
Dans le livre «Peinture sous verre du Sénégal» de Michel Renaudeau et Michèle Strobel, on y lit un passage de cette circulaire qui dit : «On ne saurait nier quel merveilleux instrument de propagande constitue ici la propagation à des milliers d’exemplaires de ces gravures grossières, hautes en couleurs présentant les défenseurs de la seule vraie religion sous le jour le plus favorable».
La crainte de l’autorité était justifiée. Plus tard, le sous-verre permettra aux confréries de mieux se faire croire, par la puissance de l’image. Le fondateur de la Tidjania, Cheikh Tidjane Cherif, était très populaire dans la représentation du sous-verre. Seyd El Hadj Malick et son fils, Serigne Babacar Sy, aussi. «Serigne Cheikh Tidiane Sy, en costume et cravate, figurait parmi les modèles populaires. C’était pour marquer son élégance exceptionnelle à cette époque-là et reluire l’image du marabout. Le modèle du jeune garçon au béret noir était également très répandu dans les demeures. Il s’agissait en fait du défunt Papa Malick Sy», se souvient Serigne Ndiaye, qui affirme que, dans le même temps, les mourides ont utilisé le fixé pour se répandre et diffuser leurs pensées.
Un édit administratif pour interdire le sous-verre
« Il y avait particulièrement les représentations de la prière de Serigne Touba sur la mer et son face-à-face avec le Gouverneur général. On voyait beaucoup aussi le dessin où le marabout enfourche son cheval, avec son fidèle Cheikh Ibra Fall comme palefrenier, ainsi que quand il priait à côté du lion», évoque S. Ndiaye. Selon l’artiste-plasticien, ces confréries, ainsi que toutes les autres qui étaient présentes au Sénégal, ont mis à profit le sous-verre pour séduire les masses. À côté, les sujets sur les traditions morales et sociales ont connu une considérable production. Il y avait des histoires sur l’adultère, un voleur attrapé, des sujets humoristiques avec notamment les infortunes d’Al Demba, etc. Ce sont autant de faits qui peuvent renseigner sur l’époque. Un temps que le fixé raconte et dont il montre les mutations. C’est ainsi qu’Anta Germaine Gaye conçoit que «le sous-verre est la mémoire de tout un siècle de notre pays».
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Une technique complexe
La technique de la peinture sous-verre est particulière. Elle diffère de ce qui se fait sur un support opaque (papier, toile, mur, frasque, etc.). Avec la peinture sous-verre, il faut adopter la démarche opposée. L’artiste qui peint commence d’abord par signer, nous apprend Serigne Ndiaye. S’il ne signe pas au tout début, il ne pourra plus le faire car tout ce qui vient cache ce qui précède. Dans la représentation, tout est inversé. Le verre étant transparent, on doit poser l’image et dresser avec de l’encre de Chine. Selon l’autre icône de l’art, Anta Germaine Gaye, on commence ainsi avec les détails et les lignes, «car les couleurs vont ensuite couvrir les traits». Là, il s’agit de la technique classique de production du sous-verre.
Anta Germaine Gaye et Serigne Ndiaye, révolutionnaires de la technique du sous-verre
À côté de la technique traditionnelle, les sensibilités artistiques de ces deux maîtres de l’art, tous deux sortants de l’Ecole des Beaux-arts, ont conduit à des procédés qui ont fait école. «Moi, je sculpte un peu le verre et utilise très peu le pinceau. Le travail du verre et sa mise en valeur, c’est chez moi beaucoup de manipulation et de nettoyage», confie Anta Germaine Gaye. Auparavant, la peinture sous-verre ne se faisait qu’avec les couleurs uniques. Avec le brio de ces révolutionnaires de la pratique, le reflet du verre a gagné un nouvel éclat.
«C’est au cours d’exercices d’apprentissage, à l’école (des Beaux-arts), quand j’essayais d’effacer une peinture en la grattant et après avoir brisé un verre, que j’ai découvert un nouveau procédé et de nouvelles couleurs. Depuis lors, ça fait école», s’enorgueillit humblement Anta Germaine. S’agissant de Serigne Ndiaye, surnommé le «Théoricien du sous-verre», il a toujours été subjugué par le verre, qui l’a «crevé» depuis l’enfance et encore plus après ses humanités. Dès 1978-1979, il a délaissé les matériaux classiques par lesquels il était initié à l’art. «J’en étais arrivé à me mettre dans une pratique de renouveau du verre. Je m’étais assigné à refaire du verre un matériau noble et à passer à un niveau de technique et de pratique du verre jamais connu au Sénégal», explique l’ancien enseignant de Lettres.
Il rappelle que le verre était stigmatisé à l’Ecole des Beaux-arts car sa pratique était destinée à des personnes très souvent analphabètes en français et qui étaient pour la plupart, sinon tous, des ruraux venus pratiquer leur art en ville. «Cela fait que durant la première exposition, ici à Dakar, je n’avais également vendu aucune pièce au terme de l’exposition. Mais je n’en avais cure. C’est quelques années plus tard que j’ai tout épuisé, parce que ma signature était enfin admise», se remémore Serigne Ndiaye.
La photographie parmi les facteurs déterminants de la désuétude
C’est à la fin des années 1950 et au début des indépendances que le sous-verre connaissait sa première désuétude. Les photos et les posters étaient à la mode. Avec l’ère technologique, l’obsolescence s’est prononcée. Beaucoup de traditions urbaines ont disparu. Le sous-verre n’a pas échappé, ainsi que les diplômes ou décorations encadrés au milieu des salons et l’album-photos de famille.
«La faute à la modernité et aussi à la difficile absorption de toute la population arrivée avec l’exode rural et qui n’avait pas ces repères. Ça a logiquement disparu. Et puis, il y a évidemment la généralisation de la photographie amplifiée depuis que les téléphones permettent de photographier tout, n’importe où et n’importe quoi», analyse le critique d’art, Sylvain Sankalé. Il regrette l’époque où on allait «prendre la pose» chez le photographe. Ce qui était un évènement pour toutes les familles.
«Les photographies des marabouts sont maintenant en vente libre à tous les coins de rue, moins chères, plus ressemblantes et moins fragiles que le sous-verre. Ce dernier gagne moins sa raison d’être. Sinon à titre exotique pour amuser les Toubabs et les touristes en mal d’art naïf», renchérit Sylvain Sankalé. Djibril Fall Diène, autre artiste notoire du sous-verre, indexe par ailleurs le manque de vision dans les politiques culturelle et touristique depuis la chute du régime socialiste. Il invite ainsi les autorités à redonner du souffle au verre, qui peut valoir bien des satisfactions comme il en était jadis le cas. Djibril Fall Diène, pour le moment, peut sourire de voir le Musée du sous-verre, à Saint-Louis.
Source : http://lesoleil.sn/zoom-art-visuel-sous-verre-si-l...