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DE BANDUNG À LA DÉCONNEXION, L'HÉRITAGE DE SAMIR AMIN

Rédigé par leral.net le Dimanche 24 Août 2025 à 01:20 | | 0 commentaire(s)|

Soixante-dix ans après la Conférence de Bandung et sept ans après la disparition de Samir Amin, intellectuels et militants se sont réunis à Dakar pour revisiter l'influence décisive de cet événement historique sur la pensée du grand économiste égyptien

Dans le cadre du "Samedi de l'économie" du 23 août 2025, intellectuels et militants se sont réunis pour rendre hommage au grand économiste égyptien et panafricaniste Samir Amin, décédé en 2018. Cette conférence organisée par l'Arcade et le FRAPP a exploré comment la Conférence de Bandung de 1955 a marqué la trajectoire intellectuelle de celui qui fut l'un des plus grands penseurs marxistes de son époque.

Samir Amin ne fut pas seulement un observateur de son époque, mais un acteur engagé dans les luttes de libération nationale des pays du Sud. Comme l'a rappelé Aziz Salmone Fall, coordinateur du FRAP, Amin avait vécu de près les bouleversements qui ont suivi l'esprit de Bandung : la révolution militaire égyptienne de 1952 qu'il avait critiquée depuis sa position de gauche radicale, puis la nationalisation du canal de Suez en 1956, véritable "test" de la conférence de Bandung.

Cette expérience directe des enjeux géopolitiques de l'époque a nourri sa réflexion théorique. Amin admirait l'œuvre de Bandung tout en la critiquant, y voyant un "projet national bourgeois" porteur des "illusions de cette époque" où les pays du Sud revendiquaient leur souveraineté en refusant d'appartenir aux blocs Est ou Ouest.

La singularité d'Amin tenait à sa position distincte au sein du camp marxiste. Contrairement à la plupart des auteurs marxistes occidentaux de son époque, il considérait que face à la bipolarisation mondiale, ce n'était pas le Sud qui devait s'ajuster au Nord, mais l'impérialisme qui devait s'adapter aux exigences des pays du Sud.

Cette vision anticipait les limites du projet de Bandung. Amin identifiait déjà les contradictions d'un mouvement qui, malgré ses ambitions légitimes, restait prisonnier d'illusions : la croyance en la neutralité du développement et des techniques, l'espoir de s'intégrer dans le capitalisme mondial malgré les rapports conflictuels, la foi dans un possible "rattrapage" industriel.

Le système né de Bandung s'est écroulé avec l'avènement du néolibéralisme, imposé par ce qu'Amin appelait la "triade" : États-Unis, Europe et Japon. Cette nouvelle phase, caractérisée par la financiarisation de l'économie et l'ajustement structurel, a remplacé l'idéal de Bandung par la "compradorisation" - l'acceptation par les élites du Sud d'une position de subordination.

Amin distinguait alors deux types de pays : ceux qui tentaient une voie de rupture pour construire leur propre marché intérieur selon un modèle autocentré, et ceux qui acceptaient la subordination. La plupart des gauches radicales ayant échoué, s'ouvrait alors "une grande ouverture vers le culturalisme".

La théorie de la déconnexion

Face à cet constat, Amin développa sa théorie de la "déconnexion", concept aujourd'hui largement débattu mais souvent mal compris. Comme l'a précisé Ndongo Samba Sylla, coordinateur des "Samedis de l'économie", la déconnexion n'était pas l'autarcie. Amin, "excellent économiste" qui "serait déjà prix Nobel si nous avions nos prix", ne plaidait jamais pour l'isolement économique.

La déconnexion signifiait plutôt un renversement des priorités : "au lieu que le Congo s'ajuste aux desiderata des États-Unis, ce sont les États-Unis qui doivent s'ajuster aux desiderata du peuple congolais." Cette approche impliquait un modèle de développement basé sur la modernisation de la production agricole en partant de la paysannerie, seule voie viable pour des pays où l'expérience occidentale ne pouvait être reproduite.

Avec l'économiste Harry Magdoff, Amin avait formulé une critique radicale de l'agenda du Nouvel Ordre Économique International lancé par le G77 dans les années 1970. Leur analyse, publiée dans Monthly Review Press, anticipait l'échec de ces revendications légitimes mais naïves.

Leur double critique portait sur deux points : premièrement, les demandes du Tiers-Monde (meilleurs prix des matières premières, accès aux marchés du Nord, transferts technologiques, annulation de la dette) ne seraient pas acceptées car elles réduiraient les taux de profit des capitalistes métropolitains. Deuxièmement, même acceptées, ces demandes ne profiteraient pas aux peuples du Sud faute de structures internes et de rapports de classe appropriés.

Cette critique non entendue à l'époque explique l'ajustement structurel des années 1980 et la "perte de deux décennies" de développement.

La question de savoir si les BRICS constituent un renouveau de Bandung 55 a animé les débats. Pour Rémy Herrera, économiste proche d'Amin, la réponse est "oui et non". Le monde a fondamentalement changé depuis 1955, au point que le projet politique anti-impérialiste initial s'est dilué en "syndicat économique des bourgeoisies du Sud".

Les BRICS présentent paradoxalement plus de force et plus de faiblesse que Bandung. Plus de force économiquement (émergence chinoise, industrialisation du Sud), politiquement (avancées révolutionnaires en Amérique latine), militairement (puissance russe) et monétairement (initiatives de coopération Sud-Sud). Plus de faiblesse aussi : incertitudes sur l'évolution chinoise, risques de confiscation des avancées révolutionnaires, dérives vers l'extrême-droite même au Sud.

L'actualité de la pensée d'Amin

Soixante-dix ans après Bandung, l'esprit de cette conférence reste d'une actualité brûlante. Comme l'a souligné Souleiman du FRAP, il ne s'agit plus de reproduire Bandung mais d'actualiser son esprit dans une "division révolutionnaire du travail" : les intellectuels doivent théoriser, les organisations populaires diffuser ces idées, les dirigeants politiques avoir l'audace de les mettre en œuvre.

Cette actualisation passe par plusieurs niveaux : intellectuel (comprendre les enjeux monétaires, géopolitiques, sécuritaires actuels), organisationnel (populariser les idées révolutionnaires auprès des masses), et politique (avoir l'audace de tester des théories révolutionnaires sans craindre l'échec).

L'hommage rendu à Samir Amin dépasse la simple commémoration. Comme l'ont souligné plusieurs interventions, son œuvre reste accessible grâce aux éditions numériques africaines qui ont publié l'intégralité de ses livres et numérisé ses archives personnelles.

Plus symboliquement, les organisateurs réitèrent leur demande aux autorités sénégalaises de nommer une avenue "Samir Amine" à Dakar et un bâtiment universitaire en son honneur, reconnaissance minimale pour ce "grand Sénégalais et panafricaniste" qui vécut cinquante ans en Afrique.

L'esprit de Bandung, revisité par la pensée d'Amin, invite aujourd'hui à "faire humanité ensemble", selon la belle formule de Souleiman, où chaque peuple du Sud apporte sa contribution au "grand dîner de l'humanité" sans suivre les diktat d'un camp ou d'un autre. Un message d'autant plus urgent face aux défis contemporains, de Gaza à l'Afrique sahélienne, où se joue encore l'avenir de cette humanité plurielle.

Cette conférence, treizième année des "Samedis de l'économie" initiés en mars 2013 avec une première intervention de Samir Amin, témoigne de la vitalité d'une pensée qui continue d'éclairer les enjeux de l'époque.

Video URL: 
https://www.youtube.com/watch?v=yBu4HHE5sK4
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Unique ID: 
Farid


Source : https://www.seneplus.com/developpement/de-bandung-...